382 – Redécouverte d’une lettre de Jeanne Mance à Québec

Le 18 janvier dernier, un communiqué émanant du Musée de la civilisation de Québec et du Musée des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Montréal concernant la découverte de documents d’archives reliés à Jeanne Mance a enflammé les médias québécois.

Cependant, cette lettre de Jeanne Mance n’est pas une « découverte », mais une « redécouverte » d’un document méconnu.

Le principal document dont il est question

avait été reproduit intégralement en 1962 dans

la biographie de Jeanne Mance publiée par Marie-Claire Daveluy.

Louise Bienvenue, professeure d’histoire

Le Devoir, 21 janvier 2024

Mme Daveluy avait même cité quelques extraits de cette lettre en 1953, comme l’indique le communiqué dans l’un de ses faits saillants :

Directeur du Musée des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Montréal, M. Paul Labonne précise que « La principale découverte est le fait que nous avons retrouvé une partie des documents qui étaient en possession de Jeanne Mance à sa mort » et que les documents n’auraient pas tous été détruits contrairement à ce qui a été longtemps prétendu.

Transcription de la lettre de Jeanne Mance

Cette redécouverte de la lettre de Jeanne Mance a le mérite d’être exploitée de nouveau. En prenant connaissance de sa retranscription en ligne, le paléographe en moi n’a pu s’empêcher d’apporter quelques correctifs de lecture.

Raisons pour lesquelles j’ai fait prendre 22 000lt
de la fondation de l’hôpital de Montréal
pour avoir du secours pour l’habitation
(graphie contemporaine)
Guy Perron, paléographe
En l’année 1650, les Iroquois après la défaite qu’ils firent des Hurons, étant devenus beaucoup plus orgueilleux et insolents qu’ils n’avaient encore été, recommencèrent à nous incommoder et à nous attaquer si souvent et si fréquemment qu’ils ne donnaient point de relâche. Il ne se passait quasi point de jour qu’on ne découvrit quelques embûches ou qu’il n’y eut quelques alarmes. Ils nous environnaient et tenaient de si près nos maisons qu’ils avaient toujours quelques espions à l’abri de quelques souches et cela vint à telle extrémité qu’il fallut faire abandonner les maisons aux habitants et les retirer et mettre leurs familles dans le fort. L’hôpital étant seul éloigné de secours et qui ne pouvait en être assisté la nuit, s’ils y eussent fait quelque effort, comme ils en firent en d’autres lieux où ils mirent le feu, ils eussent sans doute ou brûlé ou pris et enlevé la maison où j’étais et tout ce qu’il y avait dedans ce qui obligea M. le Gouverneur de m’obliger de me retirer dans son fort. Et afin de conserver la maison de l’hôpital, il fit mettre une escouade de soldats en garnison dedans et y fit mener deux pièces de canon et mettre des pierriers aux fenêtres des greniers et faire des meurtrières partout à l’entour du logis haut et bas et dans la chapelle qui servait de magasin d’artillerie et tous les jours ou peu s’en fallait, il recevait quelques attaques. Ce triste état ayant continué près de deux ans et sans recevoir de force de France, ni de secours, nous voyant dans une extrême faiblesse et ne pouvant en recevoir d’aucun lieu du pays, chacun se trouvant assez en peine pour soi. La crainte et l’effroi était partout, on ne parlait que des excès et cruautés qu’exerçaient ici et partout les Iroquois, et qui ravageaient tout, si que tout le pays était comme aux abois et on ne parlait d’autre chose sinon que tout le monde voulait quitter et il eut été forcé de le faire si Dieu n’y eut remédié comme il fit par le moyen qu’il nous donna. Inspirant à M. de Maisonneuve de faire un voyage en France pour demander du secours à Messieurs de Montréal et que s’il n’en pouvait obtenir au moins cent hommes, qu’il ne reviendrait plus au pays, mais qu’il me manderait de m’en retourner en France avec tout ce que nous étions de monde et d’abandonner le lieu. Moi faisant réflexion sur ces choses et dans une grande peine et angoisse d’esprit de voir les choses en une telle extrémité, après les avoir très humblement recommandé à Dieu et à la Très Sainte Vierge, sous la protection de laquelle est cette habitation, la suppliant très humblement d’avoir pitié de nous et de tout ce pauvre pays désolé, il me vint en pensée que je savais qu’il y avait 22 000lt prêtes à être remboursées par Monsieur de Renty que ce serait un bon moyen de prendre cette somme pour l’employer à m’amener des hommes pour conserver cette habitation plutôt que de l’abandonner faute de secours à la merci de ces barbares et furies insolentes qui prendraient de là sujet de mépriser notre Dieu et se moquer de notre foi et de notre religion. Voyant qu’il nous aurait ainsi abandonnés et qu’ils seraient les maîtres du lieu où notre Dieu aurait été servi et adoré, que ce serait une grande honte et une confusion insupportable après ce que tant de saintes et illustres personnes y avaient fait et de les voir ainsi frustrés de l’espérance qu’ils avaient que Dieu serait servi et honoré par tel moyen en ce pays. Je crus que Madame la fondatrice de notre hôpital en recevrait une affliction non pareille et insupportable ainsi comme en sa présence, je crus lui faire un plaisir indicible d’offrir de prendre cette somme de 22 000lt pour conserver aux pauvres de cette Église les deux autres tiers du bien dont elle les faisait jouir et sauver un pays où infailliblement Dieu serait beaucoup honoré, en retirant une infinité d’âmes des ténèbres de l’infidélité où elles étaient. Que quand la fondation entière de cette bonne Dame ne servirait qu’à ce seul bien d’avoir conservé ce pays c’était assez de consolation pour elle, et je sentis pour lors, mon esprit et mon cœur si assurés et affermis qu’elle agréerait que je fisse ce que j’avais pensé que je n’en pu douter, ainsi je m’en allai de là en faire la proposition à Monsieur le Gouverneur. Lequel, après y avoir pensé devant Dieu et prié, me fit la proposition de prendre et accepter et pour les pauvres la moitié du domaine qu’il faisait accommoder pour le soulagement des pauvres, je l’acceptai selon sa forme comme il est écrit et passé dans l’acte qui en a été fait et ratifié ici et en France. Je ne crus pas faire un achat parce que je voyais fort bien que cela ne valait pas la somme que je fournissais mais je n’avais égard qu’à sauver le tout par cette partie, comme j’ai déjà dit, parce que la nécessité pressait à la dernière extrémité, croyant que Messieurs de Montréal sauraient bien récompenser les pauvres. Si de l’extrémité où l’habitation de Montréal était lorsque je fis cet acte avec Monsieur le Gouverneur d’ici, tous ceux qui étaient pour lors ici et qui sont encore en vie peuvent rendre témoignage comme le Révérend Père Pijart, de la Compagnie de Jésus, qui y exerçait pour lors la fonction de la cure et charge des âmes avec feu le Révérend Père Simon Le Moyne, Monsieur de Musseaux qui gouvernait pour lors ici pendant l’absence de Monsieur de Maisonneuve lorsqu’il alla en France pour amener ici du secours sont dignes de foi. Il y a tous ceux qui étaient lors retirés avec leurs familles dans le fort et les soldats qui étaient lors en garnison dans l’hôpital pour le conserver pendant 4 ans et demi qu’il le fallut garder. Je serais trop longue de les nommer tous et il y en a plusieurs mariés dans ce pays qui sont encore en vie et qui en peuvent rendre témoignage.
 
En marge
Nota que l’acte de ratification de l’aliénation de 22 000lt doit être en France, entre les mains de Monsieur de Bretonvilliers, fait par la fondatrice ou par les personnes au nom desquelles elle a fait la fondation, car la fondatrice n’a jamais voulu être nommée ainsi pourvu que l’on montre un acte qui approuve cette aliénation. Il semble qu’il doit suffire pour laisser les choses comme elles sont. L’original que dessus doit être aussi en France écrit et signé de la main de feue Mademoiselle Mance.
 
(Source : Archives du Séminaire de Québec, polygraphie 3, no. 18, sans date – probablement vers 1665)

Origine de la lettre de Jeanne Mance

Dans sa biographie de Jeanne Mance, rééditée en 1962, Marie-Claire Daveluy écrivait que l’original de la lettre de Jeanne Mance n’a pu être retracé. Une copie, considérée comme authentique, est conservée au Séminaire de Québec, mais il n’y a ni date, ni signature.

Elle précise que la note en marge de la troisième page livre à la fois le nom de l’auteur des Raisons, la date approximative et le nom de l’auteur de la note. 


Pour citer cet article

Guy Perron©2024, « Redécouverte d’une lettre de Jeanne Mance à Québec », Le blogue de Guy Perron, publié le 22 janvier 2024.

3 réflexions sur “382 – Redécouverte d’une lettre de Jeanne Mance à Québec

  1. Fernand Janson

    Et que dire de la direction du Musée de la civilisation de Québec et du Musée des Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Montréal ?

    Savent-ils ce qu’ils font ?

  2. Karen Fontaine

    This is a fascinating find! To discovering original archival document written in her own hand that survived to tell the tale of difficult living in that time. Don’t we all wish to discover our own Ancestors written words about their lives in the past?
    I still hope to locate written letters to Ukraine for my late Grandmother in 1920″s. I was told this after locating descendants in Ukraine in 2015 by a researcher that I employed for that reason to document our Family History. As a result, I write my own memoirs for future descendants to leave a personal history of our time in the present as well. We could all do the same, to leave something personal in your own handwriting for prosperity’s sake. Thank You Guy Perron for these wonderful glimpses into the past that are so much more appreciated by reading firsthand old memories that someone had taken the time to write and maintain for us in the present to understand them better and the perils of existence that existed then. I hope that she lived a long life as well.

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